Statistiques judiciaires belges: historique et bibliographie

 

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1. Historique

Cet historique est une synthèse de l’article de Julie Louette, Xavier Rousseaux, Axel Tixhon, Frédéric Vesentini, « Les statistiques judiciaires belges et leurs ancêtres (1794-2011) », in M. De Koster, D. Heirbaut et X. Rousseaux, Tweehonderd jaar justitie. Historische encyclopedie van de Belgische justitie/Deux siècles de justice. Encyclopédie historique de la justice belge, Bruges, La Charte, 2015, 70-92.

 

1794-1830 : Les périodes française et hollandaise ou la genèse de la statistique judiciaire belge

L’intérêt pour la statistique judiciaire est né en même temps que les premiers États modernes centralisés. C’est sous le régime français (1794-1815) que les premières statistiques voient le jour en 1812 dans l’optique d’une statistique générale pour orienter la politique de l’Etat et « glorifier » la révolution. La période hollandaise (1815-1830) s'inscrit dans le prolongement de la période française.

 

1831-1845 : La fondation de l’État belge et l’âge d’or de la statistique judiciaire

La Révolution belge de 1830 perpétue la tradition statistique entamée durant la période française. Un bureau statistique est fondé par le Gouvernement provisoire au sein du ministère de l’Intérieur. Les premières statistiques réalisées par l’État belge naissant sont une statistique des tribunaux pour les années 1826 à 1830, selon le modèle des statistiques de la fin de la période hollandaise.

La statistique judiciaire a joué un rôle essentiel durant la période de rodage du jeune État belge. Les politiques pourront au travers celles-ci surveiller le fonctionnement de la justice et plus globalement celle de la société. Permettant la synthèse, en quelques tableaux, des réalités les plus vastes, les statistiques sont utilisées dans l’optique de trancher les problèmes les plus divers. Elles ne se contentent pas de représenter les faits, elles s’y substituent grâce aux artifices de l’exactitude arithmétique.

 

1850-1870 : Naissance et développement de la statistique des prisons

Au-delà des années 1850, cette fascination du chiffre ne se prolongea pas. Les recueils de statistiques cessent d’être au cœur du débat. Ce désintérêt se manifeste tant au niveau de leur présentation de plus en plus stéréotypée que de leur rythme de publication qui s’allonge. Leur fonction d’éclairage de questions ou de polémiques contemporaines s’estompe.  Dans ce contexte, l’objectif de la statistique judiciaire évolue : il ne s’agit plus de parler mais de  montrer ; à l’image de la statistique des prisons qui connait un développement grandissant. Les partisans du régime cellulaire recourent ainsi à la statistique pour montrer la réussite de ce modèle et plaider en faveur de son extension.

 

1870-1898 : Crise de la statistique judiciaire et réforme de la science pénale

Autrefois dans les attributions du ministère de l’Intérieur, la publication des statistiques est reprise, en 1873, par le ministère de la Justice afin de mesurer l’impact de la réforme du Code pénal de 1867 sur le fonctionnement du système judiciaire. La statistique judiciaire voit sa publication augmenter entre 1878 et 1888 mais la présentation des tableaux n’est toujours pas commentée synthétiquement et ceux-ci se révèlent, par un aspect stéréotypé, un décalage important vis-à-vis de la réalité judiciaire. Durant cette époque, les Chambres se penchent, pourtant, sur des questions fondamentales pour l’organisation de la Justice, mais les tableaux statistiques sont inexploitables, ce qui aura pour conséquence l’abandon des publications durant la décennie suivante.

Cette époque de déclin correspond à une période de crise socio-économique et à une évolution dramatique des chiffres de la “criminalité”. De 1873 à 1893, le nombre des condamnations ne cesse d’augmenter. La politique judiciaire belge et sa politique d’emprisonnement cellulaire est alors remise en cause par une série d’observateurs politiques et sociaux. Cette situation enclenchera le déclin de la statistique criminelle telle qu’elle est réalisée au XIXe siècle. Il faudra attendre le siècle suivant pour assister à sa renaissance.

Effectivement, le sensible accroissement de la criminalité a réintroduit la question pénale au centre du débat. Les statistiques judiciaire ne sachant pas épingler les causes de cet accroissement de la criminalité, le Parlement et le ministère de la Justice prirent conscience de la nécessité de réinventer un outil statistique digne de ce nom au moment où la “défense sociale” d’Adolphe Prins s’affirme comme une nouvelle doctrine de lutte contre la criminalité, centrée désormais sur la dangerosité du criminel et la protection de la société.

Durant cette crise que connait la statistique judiciaire,  la science pénale ainsi que sa statistique se réforment dans un contexte de développement de la criminologie. Les travaux de Cesare Lombroso (1835-1909), considéré ensuite comme la figure de proue de l’École positiviste italienne, et de ceux d’Alexandre Lacassagne (1843-1924), chef de file de l’École française dite du “Milieu social” s’inscrivent dans une “anthropologie criminelle” dont la “mesure de l’homme criminel” est une pratique centrale. Le remaniement des statistiques lors du début du XXe siècle s’inspira particulièrement des idées défendues par ces deux mouvements.

Un deuxième facteur de réforme dans la statistique pénale est son internationalisation. Pionnier de celle-ci, Adolphe Quetelet en 1853, fonde le premier Congrès international de Statistique. Toutefois, la dynamique s’essouffle en 1870. Afin de sortir de cette impasse, un Institut international de Statistique est créée en 1885 afin que les statisticiens des différents états puissent réfléchir collectivement sur les méthodes statistiques mises en place. La Belgique jouera, au sein de cet institut, un rôle de premier plan dans cette organisation.

Cette réforme, née du déclin d’une statistique mourante et nourrie du contexte de développement de la criminologie et de l’internationalisation de la science statistique, verra naitre une nouvelle statistique judiciaire belge, imaginée en 1898 par Charles de Lannoy, chef du bureau de statistique du ministère de la Justice. Cette nouvelle mouture, fondamentalement différente des versions précédentes, voit son premier volume paraitre en 1900.

 

1899-1920 : Le nouvel essor de la statistique judiciaire

Au début du XXe siècle, le nombre de volumes statistiques explose: vingt volumes annuels paraissent à partir de  1900, couvrant la période 1898 à 1920. En 1914, un volume annuel comporte  près de 300 pages de tableaux et de commentaires.

Malgré la survenance de la Première Guerre mondiale et l’accès difficile à l’activité de certaines institutions de quelques régions, l’entreprise statistique résiste à l’occupation allemande. Le volume de 1914 parait en 1916. Ceux de 1915 et 1916 paraissent en 1920 et 1921. En 1922 parait le volume de 1919 nettement plus détaillé. Conséquence de la guerre : à partir de janvier 1920, la statistique inclut les cantons d’Eupen, de Malmédy et de Saint-Vith.

Enfin, on notera  que la première version bilingue parait en 1924 (volume de 1920).

 

1921-1943 : La morosité statistique de l’Entre-deux-guerres

Paradoxalement, les données deviennent plus maigres  à partir de 1921, après la Grande Guerre. Les introductions ne sont plus qu’un résumé des données sans explication des modifications réalisées : la présentation territoriale disparait pour plusieurs séries, la distinction entre statistique administrative et statistique des détenus s’évanouit en 1930, la statistique criminelle se limite après 1920 aux condamnations individuelles et abandonne les infractions individuelles. Symbole de cette morosité statistique, le dernier volume annuel (1930) parait  en 1934 avec quatre ans de retard. Il faut attendre 1942 pour que soit publié le volume suivant qui couvre les années 1931-1940.

C’est donc avec la période de guerre et d’après-guerre que les statistiques seront tardivement mises à jour pour les années 1930. Elles voient aussi le développement de statistiques précises relatives aux contentieux et aux voies administratives de règlement de conflits. La statistique est, en ce moment de crise, un outil efficace pour identifier les grandes tensions traversant le corps social belge : hausse de la criminalité, baisse de l’activité commerciale, croissance des demandes de séparation perçue comme signe de dégradation de l’état moral de la population, problème de ravitaillement. Sans compter qu’elle offre un éclairage sur la réaction des administrations face à l’Occupation.

 

1944-1996 : Le déclin progressif des séries

La statistique de l’après-guerre manifeste une priorité mise sur la statistique criminelle motivée par les acquis d’une criminologie obsédée par le « passage à l’acte » et la dangerosité sociale des comportements.

La Libération marque aussi une rupture avec le processus unitaire de la publication statistique. Les différentes statistiques ne seront plus publiées, comme auparavant, dans un seul et même tome statistique. Autre fait majeur, la production des statistiques change de main. Le ministère de la Justice, producteur des statistiques depuis 1900, passe le relai, par le transfert de l’Office Central de Statistique (OCS)au ministère des Affaires économiques en 1940. Le passage au ministère des Affaires économiques entrainera un certain désintérêt pour ce type de statistique.

Désintérêt du monde politique, méconnaissance du public, désorganisation de sa production sont autant de facteurs expliquant le déclin de la statistique judiciaire entre les années 1960 et 1990. Cette désorganisation est due à la mauvaise concertation entre l’INS et le ministère de la Justice qui pèse sur les processus de vérification et d’analyse critique de la statistique.

Jusque dans les années 1990, l’INS continue à publier les séries établies au sortir de la Seconde Guerre. Cependant, celles-ci ne contiennent plus d’introduction sur la méthodologie de la production et aucun “mode d’emploi” des données. Petit à petit, les séries s’arrêtent : les statistiques sur les adoptions s’arrêtent en 1966, celles sur le vagabondage et mendicité et juridictions du travail en 1971 ainsi que la protection de la jeunesse, concordats, divorce et conseil d’État en 1992. A cette date, 11 des 15 séries d’après-guerre sont encore publiées, mais seules trois sont complètes depuis 1944. De 1993 à 1996, seule la statistique des cours et tribunaux parait encore, tandis que la statistique criminelle devient statistique des condamnations. La statistique judiciaire est bel et bien dans une période de déclin. Symbole de celui-ci, il y a davantage de données manquantes qu’en 1914 ou qu’en 1940. En 1996, alors que  les affaires d’enlèvements d’enfants secouent la société belge, l’outil statistique est en telle désuétude que l’enlèvement de Laetitia Delhez le 9 août 1996 n’a jamais été enregistré par la statistique publiée…

 

« Intégration » : leitmotiv du XXIe siècle

Dès la seconde moitié des années 1980, les ministères de l’Intérieur et de la Justice, s’appuyant sur le monde académique, s’emploient à créer une statistique criminologique intégrée. “Une ‘statistique criminologique intégrée’ a pour objectif d’offrir une vision aussi complète et cohérente que possible du flux des données relatives à des faits et des personnes qui sont appréhendés par le système pénal, et ce depuis la rédaction du procès-verbal jusqu’à l’exécution de la peine.” L’idée consiste donc à suivre une affaire ou une personne à travers les statistiques au cours des quatre phases du processus pénal belge (police, parquet, cours et tribunaux et exécution de peines).

Le résultat de cette politique est mitigé :  il existe des statistiques de criminalité de police, des statistiques d’activité du parquet et des cours et des tribunaux, ainsi que des statistiques des décisions des cours et tribunaux. Néanmoins, si certaines statistiques, telles que celles de police ou du parquet, sont régulièrement mises à jour, d’autres, telles que les statistiques des décisions des cours et tribunaux ne sont publiées que jusqu’en 2005. Une réelle statistique de l’exécution des peines se fait toujours attendre.

 

 

2. Bibliographie

 

Pour une lecture de la statistique comme outil de gouvernance :

A. Desrosières, Prouver et gouverner. Une analyse politique des statistiques publiques, Paris, La Découverte, 2014.

A. Desrosières, La politique des grands nombres. Histoire de la raison statistique, Paris, La Découverte, 2010.

A. Desrosières, Pour une sociologie historique de la quantification. L’argument statistique I, Paris, Sciences sociales, 2008.

A. Desrosières, Gouverner par les nombres. L’argument statistique II, Paris, Sciences sociales, 2008.

 

Pour en savoir plus sur la genèse de la statistique judiciaire :

J. Louette, X. Rousseaux, A. Tixhon, F. Vesentini, “Les statistiques judiciaires belges et leurs ancêtres (1794-2011)”, in M. De Koster, D. Heirbaut et X. Rousseaux, Tweehonderd jaar justitie. Historische encyclopedie van de Belgische justitie/Deux siècles de justice. Encyclopédie historique de la justice belge, Bruges, La Charte, 2015, 70-92.

N. Bracke, Een monument voor het land : overheidsstatistiek in België, 1795-1870, Gent, Historische economie en ecologie, 2008.

A. Tixhon, Le pouvoir des nombres. Une histoire de la production et de l’exploitation des statistiques judiciaires belges (1795-1870), 2001 (thèse de doctorat en histoire, Université catholique de Louvain, inédite).

A. Tixhon, “Contrôler la Justice, construire l’État et surveiller le crime au XIXe siècle. Naissance et développement de la statistique judiciaire en Belgique (1795-1901)”, in Revue Belge de Philologie et d’Histoire, LXXVII, 1999, 965-1001.

X. Rousseaux, F. Stevens, A. Tixhon, “Les origines de la statistique pénale en Belgique (1795-1835)”, in Déviance et société, XXII/2, 1998, 127-153.

A. Tixhon, “Les statistiques criminelles belges du XIXe siècle : Du crime au criminel. De la société à l’individu. Le chiffre au service de l’État”, in Déviance et Société, XXI, 1997, 223-249.

 

La méthodologie pour le XXe siècle :

G. Baclin, F. Vesentini, X. Rousseaux, “Produire, conserver et diffuser les statistiques judiciaires en Belgique (XIX-XXe siècles)”, in Archives et Bibliothèques de Belgique, LXXVII, 2006, 151-188.

Méthodologie de la statistique judiciaire belge, Bruxelles, Institut National de Statistique, 1979.

L. Viane, “70 ans de statistique criminelle”, in Bulletin de Statistique, LXIV, 1978, 43-75.

R. Ledent, “L’aspect sociologique des statistiques judiciaires”, in Bulletin de statistique, XLIV, 1958, 486-487.

L. Viaene, “La statistique judiciaire de 1826 à nos jours”, in Bulletin de Statistique, XXXV/1, 1949, 3-12.

 

Pour aborder la critique de l’entreprise statistique :

C. Vanneste, “De la production à l’exploitation statistique : l’intervention scientifique dans tous ses états”, in Les chiffres du crime en débat. Regards croisés sur la statistique pénale en Belgique (1830-2005), Louvain-la-Neuve, Bruylant-Academia, 2005.

J. Van Kerckvoorde, Een maat voor het kwaad? Over de meting van criminaliteit met behulp van officiële statistieken en door middle van enquêtes, Leuven, 1995.

J. Van Kerckvoorde, Strafrechtsebedeling in België, Deurne, 1993.

P. Mary, “Petite histoire d’une (dés)organisation : les statistiques criminelles en Belgique”, in Journal des Procès, CLXXXVII, 1991, 12‑15.

J. Van Kerckvoorde, Statistieken of statistrikken ? Interpretatiekaders, gebruik en misbruik van kwantificerende informatie, met bijzondere aandacht voor de kwantificerende criminografie, Leuven, 1985.

P. Ponsaers, C. Janssen, “Les travaux de recherche sur la production de l’ordre et le contrôle pénal en Belgique”, in Crime et Justice en Europe, Paris, 1980, 39-79.

P. Robert, Les statistiques criminelles et la recherche. Réflexions conceptuelles”, in Déviance et Société, I-I, 1977, 3-27.

G. Houchon, “Lacunes, faiblesses et emplois des statistiques criminelles”, in Moyens d’obtenir une meilleure information sur la criminalité, Strasbourg, Comité européen pour les problèmes criminels, 1976, 7-29.

J. Kitsuse et A. Cicourel, “A Note on the Uses of Official Statistics”, in Social Problems, XXI, 1963, 131-139.

 

Pour plus d’informations sur le parquet :

Le site du ministère public

S. Christiaensen, I. Van Heddeghem, “De statistische grondslag van het beleid van het openbaar ministerie in België en Nederland”, in C. Fijnaut, D. Van Daele (ed.), De Hervorming van het openbaar ministerie, Leuven, 1999, 41-98.

C. Janssen, J. Vervaele, Le Ministère public et la politique de classement sans suite, “Centre National de Criminologie”, XIV, Bruxelles, 1990.

 

Page réalisée par Guillaume Vaneukem dans le cadre d’un stage en communication de l’histoire (UCL, 2e master en histoire).

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